Les Ătats-Unis sâinquiĂštent : un sondage relayĂ© par le New York Times indique quâun homme amĂ©ricain sur deux sâestime capable de faire atterrir un avion de ligne sâil y avait urgence. Un Airbus A380, excusez du peu âïž. On est loin du C15.
RĂ©action immĂ©diate du Haut-Doubs : ici, câest pas 1 sur 2, câest tous. Tous les hommes du cru, dĂšs lâĂąge de 14 ans, avec ou sans permis, sâaccordent Ă dire quâils peuvent faire atterrir nâimporte quoi, nâimporte oĂč, pourvu quâon leur laisse un peu de place et une clope au bec đŹ.
« Un A380 ? Mais câest comme un C15 avec des ailes ! » sâexclame Roger, 61 ans, de Boujeons, croisĂ© devant le Super U avec son vĂ©hicule lĂ©gendaire, trois pneus dâorigine et un pot dâĂ©chappement attachĂ© avec du fil de fer đ§·.
« Faut pas paniquer, faut doser. Câest comme pour tracter une grume avec une bĂ©taillĂšre : tu tâimposes. »
Dans le Haut-Doubs, on ne conduit pas. On dompte. Le C15 nâest pas un utilitaire, câest un mode de vie đ. Ceux qui ne lâont jamais dĂ©marrĂ© en cĂŽte avec le frein Ă main enroulĂ© ne peuvent pas comprendre.
Alors un avion de ligne ? Du gĂąteau đ.
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âïž C15 : Mode survie activĂ©.
LĂ -haut, il gĂšle en juillet, les routes sont enneigĂ©es jusquâen mai, et le GPS abandonne passĂ© Mouthe đ§.
Les hommes du coin ont appris à conduire dans des conditions qui feraient renoncer un commando norvégien, mené à ski par les frÚres Boe.
Virage en descente verglacée avec 600 kilos de bois dans la benne ? Facile. Marche arriÚre dans une cour de ferme pleine de flaques boueuses, avec les essuie-glaces coincés ? Du quotidien.

Ă Montperreux, un agriculteur du coin affirme quâun de ses voisins aurait dĂ©jĂ posĂ© un planeur dans un prĂ© en pente avec un frein de tracteur. « Câest pas plus compliquĂ© quâun Ă©pandeur Ă lisier quand tu sais tâen servir », prĂ©cise-t-il, en posant calmement sa fourche Ă fumier.
On parle ici de gens qui ont conduit des Estafettes sans direction assistĂ©e, redĂ©marrĂ© des moteurs au tournevis, changĂ© des rotules avec un pied-de-biche et un juron bien placĂ©. Des hommes qui utilisent encore le mot « embrayage » comme sâil sâagissait dâune opinion politique đ§.
đ§ L’illusion du cockpit
Le fantasme de lâhomme providentiel qui prend les commandes au micro de la tour de contrĂŽle sâexporte mal dans le Haut-Doubs.
Ici, personne ne fantasme sur les boutons. Tout le monde sait que le bouton, câest pour ceux qui nâont jamais calĂ© dans un rond-point sous la neige âïž. Et sâil faut se poser quelque part, pourquoi pas la D471 dans sa partie la plus rectiligne entre Bulle-Bannans et Chaffois ?
« Je la prends tous les matins Ă 6h avec les phares jaunes, je la connais par cĆur. Un A380 lĂ -dessus ? Ă lâaise. Juste faut virer les glissiĂšres », analyse trĂšs sĂ©rieusement Laurent, 47 ans, garagiste amateur et ex-motard saisonnier.
La question nâest pas de savoir sâil pourrait. La question est : combien de biĂšres lui faudrait-il pour oser ? đș La plupart rĂ©pondent : « une demi-pression, pour la forme ». LâhumilitĂ© locale, toujours en embuscade.
đ Manuel de vol de poche
Dans un bistrot de Frasne, un habituĂ© nous tend une serviette en papier sur laquelle il a dessinĂ© les grandes lignes dâun atterrissage rĂ©ussi.
« Tu tâalignes, tu freines comme dans la cĂŽte du Larmont, tu braques Ă gauche pour Ă©viter les vaches đ, et tu coupes tout Ă 80 mĂštres du bistrot. »
Le plan est approuvé par deux autres piliers de zinc, dont un ancien de la voirie qui « connaßt bien les masses au freinage ».
Pas besoin de simulateur de vol quand on a conduit un J9 Peugeot chargĂ© de ballots dans la brume dâoctobre. Les rĂ©flexes sont les mĂȘmes : anticipation, instinct, et boĂźte Ă outils sous le siĂšge.
Le Haut-Doubien, lui, ne lit pas le manuel dâutilisation. Il le pose sur le tableau de bord pour caler son sandwich đ„Ș.
đ©âđ§ Et les femmes ?
Certaines sâĂ©tonnent, Ă juste titre, de ne pas ĂȘtre mentionnĂ©es dans ces sondages ou ces performances improvisĂ©es. Ă cela, les intĂ©ressĂ©es rĂ©pondent avec le calme des gens sĂ©rieux :
« Pendant quâils poseront leur A380, on aura rĂ©parĂ© le toit, rentrĂ© le bois et gĂ©rĂ© les impĂŽts đ. »
Alors certes, les hommes du Haut-Doubs pensent pouvoir faire atterrir un A380. Mais eux seuls peuvent le faire avec une seule main sur le volant, lâautre sur la boĂźte de Mont dâOr đ§, tout en insultant la mĂ©tĂ©o. Le tout, bien entendu, Ă bord dâun C15 de 1989 qui fume bleu, mais qui arrive toujours Ă destination đ.